Lévis était au courant bien avant 2024 que ses usines de traitement des eaux n’avaient pas la capacité de suivre son rythme de construction de logements.
Pourtant, au lieu de ralentir la cadence, l'administration Lehouillier a plutôt enchaîné les records de mises en chantier, jusqu’à ce que ses infrastructures frappent un mur.
Des témoignages d'anciens hauts fonctionnaires de même que des documents internes obtenus par le FM93 et Le Soleil révèlent que des drapeaux rouges ont été levés au tournant de 2020. Mais l’administration Lehouillier n’a pas levé le pied pour autant.
Résultat : la ville n’a d’autre choix que d’imposer un moratoire sur les permis de construction visant les deux tiers de son territoire, question de se donner le temps nécessaire pour remettre à niveau ses usines de traitement.
Cette mesure empêche autant des promoteurs que des familles de se construire sur les terrains vacants qui leur appartiennent, sauf s’ils ont déjà leur permis de construction.
Selon les documents consultés, il a été signalé dès 2020 que les infrastructures approchaient déjà leur limite de capacité dans un scénario où la ville respectait ses prévisions de construire 850 unités par année.
Or, ces prévisions inscrites au schéma d’aménagement ont été largement dépassées. Plus de 3 000 unités sont notamment sorties de terre en 2022 et 2024.
Sur une période de 10 ans, 18 500 unités ont été construites, soit deux fois plus que les prévisions de la ville.
Lehouillier se défend
Lors de l’annonce du moratoire le 29 novembre dernier, le maire Gilles Lehouillier s’est défendu d’avoir manqué de prudence, se montrant même étonné par la rapidité avec laquelle les projets se sont développés.
Il avait aussi pointé du doigt la nouvelle hausse des normes environnementales imposées récemment par le gouvernement provincial pour expliquer le coup de frein.
« Ça fait longtemps que je dis qu'on a des secteurs en surchauffe. On est dans une évolution normale. En plus, le ministère de l'Environnement, en parallèle, resserre ses règles [de rejets] et nous exige des résultats. »
Quant à la problématique de capacité de traitement des eaux usées, le maire avait alors précisé avoir seulement été alerté au « début de 2024 ». À ses côtés, le directeur général de la ville, Dominic Deslauriers, avait pour sa part répondu avoir eu vent des « premières indications en 2023 ».
« Quand on faisait le bilan des unités et de la croissance démographique qu'on connaissait, on se disait que c'était une grosse année et que l'année prochaine ça ne peut pas être aussi gros et chaque année on a été surpris et on se disait wow, ça en fait des unités. »
Au courant depuis combien de temps?
Des propos qui sont contredits par les documents et témoignages obtenus par le FM93 et Le Soleil.
Alors que Lévis pulvérisait les records de mises en chantier, année après année, des drapeaux rouges s’agitaient à l’interne au sujet des problèmes imminents de capacité de gestion des eaux usées.
Un rapport de la firme Tetra Tech, payé 71 000 $ par la Ville, mettait en garde dès mars 2021 que la station de traitement de Saint-Nicolas, qui dessert l’ouest de Lévis, était en train d’atteindre sa limite.
On y précise que dans quatre ans et demi, la station ne pourrait tout simplement plus suffire à la demande, même si la ville respectait son schéma d’aménagement de 850 habitations par année. Autrement dit, les calculs indiquaient une marge de manœuvre permettant de connecter tout au plus l’équivalent de 5 500 personnes au réseau.
Lévis a toutefois permis la construction de deux fois plus de logements que ce qui était prévu durant la période qui a suivi cet avertissement.
Le rapport signalait aussi des dépassements dans les seuils de conception, ce qui générait « une pression accrue sur les infrastructures existantes » et sur diverses composantes ayant atteint leur « durée de vie utile ».
Il précisait même les étapes des travaux nécessaires à partir 2022 pour augmenter la capacité de l’usine en vue d'une livraison en 2026. L’estimation des coûts se situait alors à 14,5 M$. Mais, la ville aura mis trois ans avant de commencer les travaux, qui seront complétés au plus tôt en 2028 pour une facture de 40 M$.
En 2021, Lévis a aussi commandé d’autres études de capacité de ses stations d’épuration. C’est la firme WSP Canada qui a obtenu le contrat pour près de 150 000 $.
Danielle Pilette, experte en gestion municipale et professeure associée à l'École des sciences de la gestion de l’UQAM, estime qu’il ne fait pas de doute que les élus étaient au courant de la situation depuis plusieurs années, surtout que les travaux étaient inscrits dans le programme triennal d’immobilisation.
« On ne peut pas penser que les élus ne sont pas au courant, parce que justement, c'est eux qui les adoptent, ces documents-là, et puis c'est eux qui répondent aux questions, l'essentiel des questions. »
Des présentations internes, sur lesquelles nous avons pu mettre la main, montrent que la problématique du manque de capacité était discutée dès 2020 en présence du maire.
Par exemple, la capacité des réseaux et des égouts a été abordée dans les réunions du Bureau de projets du 16 juin et du 13 octobre 2020 lors de rencontres auxquelles participaient Gilles Lehouillier, la direction générale et des fonctionnaires.
L’enjeu a été signalé sous forme de « points de vigilance » lors du suivi d’un projet sur la route des Rivières et d’un autre dans le secteur Champagnat dans l’arrondissement Desjardins.
« Quand c’est écrit dans les points de vigilance du compte rendu, ça veut dire que ça a été discuté en long et en large entre les directions et que ça a été expliqué aux élus », affirme une source impliquée de près dans ces réunions.
Sous le couvert de l’anonymat, cinq anciens cadres et hauts fonctionnaires nous ont tous raconté la même chose : Gilles Lehouillier et Dominic Deslauriers savaient, depuis au moins juin 2020, qu’il y avait des enjeux imminents de capacité de traitement des eaux usées.
Avant d’être nommé directeur général de la ville en 2024, Dominic Deslauriers était responsable de l'élaboration et de la mise en œuvre de la stratégie de développement résidentiel, commercial et industriel de la Ville de Lévis. Il a notamment occupé le rôle de directeur de l’urbanisme et directeur général adjoint au développement durable.
Un modèle de développement à changer
Selon l'experte Danielle Pilette, le modèle de croissance ininterrompue de Lévis a atteint ses limites, notamment au chapitre des finances publiques. Elle laisse entendre que les gestionnaires ont dû faire des choix dans les dernières années : augmenter considérablement les taxes ou repousser les travaux d’infrastructures.
« À moins d'augmenter beaucoup ses taxes, elle n'est pas en mesure d'accumuler des excédents de fonctionnements. À peu près tout ce qui entre comme argent, il ressort en dépenses, en charges. Pourquoi? Parce que notre rythme de croissance, même en fonctionnement, impose des dépenses trop élevées (...) Autrement dit, la Ville ne fournit pas. (...) Le modèle de développement, il ne peut pas continuer comme ça. »
Depuis 2021, Lévis a autorisé la construction de plus de 10 500 unités sur son territoire, faisant fi des avertissements. Pour attirer les promoteurs, la ville a misé sur des règles d’urbanisme généreuses, des taxes foncières plus basses que des villes comparables et l’absence de redevances supplémentaires sur le développement.
Lévis atteint aujourd’hui une taille de population qui n’était pas prévue avant 2046 par l’Institut de la statistique.
Un résultat qui découle d’un choix purement « politique » aux dires de trois sources dont une va jusqu’à évoquer une forme « d’aveuglement volontaire ».
L’experte en gestion municipale Danielle Pilette convient que la situation dans laquelle se retrouve Lévis découle de choix politiques. Elle ne voit par contre pas l’arrivée du moratoire comme une mauvaise chose, au contraire.
« Je pense que la solution du moratoire, elle s'impose et elle est très prudente. Et là, Lévis est à l'étape de rééquilibrer. Elle aurait été à l'étape de rééquilibrer de toute façon, selon son modèle de développement. Les défis, ça va être moins la croissance démographique que l'économie, que les finances municipales et les infrastructures. »
Le moratoire doit durer deux ans, mais il n’est pas exclu que la mesure puisse être prolongée.
Une planification calculée rétorque Lehouillier
Invité à commenter les éléments d’enquête du Soleil et du FM93, le cabinet du maire Gilles Lehouillier s’est défendu d’avoir manqué de planification dans les étapes menant jusqu'à l’imposition du moratoire.
«Dès 2020, sur la base [des prévisions de l’ISQ de 2019], la Ville a procédé à une mise à jour de ses études sur le traitement des eaux usées à Saint-Nicolas», a-t-il souligné, insistant sur le plan d’action «prévoyant une mise à niveau des équipements pour répondre aux enjeux de capacité» élaboré en 2021 et mis en oeuvre en 2022.
«En 2023-2024, en raison de son développement démographique exceptionnel, la Ville [a] bonifiée ses actions puisque les deux usines de traitement des eaux usées avaient atteint leur capacité (Desjardins et Saint-Nicolas)», a ajouté l’administration Lehouillier, faisant référence au plan 2021-2029 présenté en marge du moratoire.
Celui-ci devrait permettre à terme la construction de 25 000 nouvelles unités d’un bout à l’autre de Lévis.
L'équipe du maire a aussi précisé que certaines dispositions du moratoire seraient «modifiées» le 24 mars prochain, à la lumière des commentaires du public.
Extraits du rapport réalisé en 2020 sur la capacité de la station d'épuration des eaux usées de Saint-Nicolas
- « Selon la dernière étude de capacité de la station d’épuration réalisée en 2009 par la firme Roche ltée, la station devait atteindre bientôt sa capacité maximale. Selon cette étude, des travaux d’augmentation de la capacité de la station seraient requis à court terme.»
- « La capacité résiduelle des ouvrages existants a été évaluée. Selon les hypothèses retenues, celle-ci serait d’environ 4,5 ans pour les équipements du système de traitement secondaire. »
- « La station d’épuration de Saint-Nicolas a été originalement conçue pour accommoder 35 940 personnes en 2002, ce qui correspondait alors à l’horizon de référence (...) La population équivalente raccordée en 2019 s’élevait à 46 077 habitants, en hausse de 28,2 % par rapport à la population de conception. »
- « Les prévisions de développement futur à l’horizon 25 ans correspondent au raccordement de 31 752 personnes équivalentes. »
- « Les résultats démontrent que, même si les débits et charges de conception à l’affluent de la station sont dépassés, le mode d’opération de la STEP permet de rester bien en deçà des exigences de rejet applicables. »
- « L’architecture du système de supervision et de contrôle de la station d'épuration est maintenant complètement désuète (...) ce système devra être revu dans son ensemble dans les meilleurs délais. »